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La retraite à 51 ans Imprimer
Auteur : Gousetrate B.
Sujet : La retraite à 51 ans
Date : 2003-07-07 22:44:31

(article publié le 04-07-2003 sur le site www.la-croix.com )



Les adieux fracassants de Duchâble

Pianiste reconnu, François-René Duchâble vient de décider, à 51 ans, d’arrêter sa carrière cet été avec fracas. Pour faire de la musique différemment. Rencontre avec un artiste qui veut instaurer un nouveau rapport avec le public

– La vie de pianiste de concert est-elle tant un enfer pour arrêter votre carrière à 51 ans ?

– François-René Duchâble : Un enfer, le mot est peut-être un peu fort, encore que pour moi ça l’était vraiment. J’ai beaucoup souffert de ce qu’était ma vie, de ville en ville, de lieu fermé (hôtel, avion) en lieu fermé (salle de concert). Et l’ennui entre les concerts, et la tristesse de ne pas être à la hauteur de l’attente du public.

– Pourquoi, alors, avoir tenu si longtemps ?

– Dès mon apprentissage, j’ai perçu ce que serait ma vie de virtuose. Mais je m’interdisais d’envisager autre chose. Il faut dire que, comme tous les jeunes musiciens précoces, j’ai subi un vrai lavage de cerveau, asséné par toute la société. Même mes parents, que pourtant j’adorais, me disaient : « Tu verras, tu t’habitueras. » Vous vous trouvez toujours des raisons de continuer. Prendre l’avion me déplaisait ? L’un de mes maîtres, Arthur Rubinstein, rétorquait : « Tu finiras par l’aimer. » Aller au Japon me barbait ? Il ajoutait : « C’est pourtant un beau pays, tu t’y plairas. » Je me sentais entraîné dans une spirale sans fin. Nous, tous les artistes, avons été complices de ce système, sans jamais oser le critiquer. Aussi, quand, il y a cinq ans, j’ai pris la décision d’arrêter tout ce cinéma passé 50 ans, je me suis senti libéré d’un poids terrible. J’en avais assez de sacrifier ma vie pour un art qui ne touche guère que 1 % de la population. J’en avais assez de participer à un système musical qui, au moins en France, fonctionne mal et réserve la musique classique à une élite. Continuer à jouer ce jeu, n’est-ce pas conforter un système défaillant en matière d’éducation et de diffusion ?

– Vous n’allez quand même pas abandonner la musique ?

– Non, bien sûr. Mais je veux utiliser mes dons différemment. J’ai déjà commencé d’ailleurs ce que je vais maintenant systématiser. D’abord diminuer le nombre de voyages ; puis supprimer la pression des concerts. Mais c’est pour des défis finalement plus risqués. Par exemple donner des concerts de plein air pour un public plus vaste. Je sais que les « spécialistes » vont m’opposer que l’acoustique y est mauvaise, que l’on doit faire des compromis en sonorisant son piano. Et alors ? De cette manière, on prend par la main un nouveau public et on le tire vers Chopin ou Brahms.

– Devant votre choix, on pense irrésistiblement à Glenn Gould, qui arrêta de donner des concerts très jeune.

– D’abord, je n’ai pas son talent. Ensuite, il a choisi une autre voie, celle de l’ascèse. Son narcissisme exacerbé s’est détourné des « arènes sanglantes » comme il appelait les salles de concerts. Son exigence l’a poussé à s’enfermer dans un studio pour peaufiner jusqu’à l’extrême sa conception d’une interprétation, d’une œuvre, dans des disques tellement travaillés qu’ils manquent un peu de vie. Mais j’ai le plus grand respect pour lui. Si je refuse moi aussi l’artifice du récital, ce petit jeu pour beau monde sous les velours du Théâtre des Champs-Élysées, où mille personnes se congratulent devant les exploits d’un virtuose, c’est par souci éducatif, j’allais dire par citoyenneté. Et aussi par goût. Un organisateur a fixé à l’avance mon programme. Et si au dernier moment, par humeur, par souci artistique, je veux jouer autre chose, je ne peux pas. Le système est tellement bouclé qu’il étouffe tout artisanat. Or, dans artisanat, il y a art, et artiste.

– Comment envisagez-vous votre nouveau rapport avec le public ?

– Je veux vivre une communion physique, presque charnelle, avec mes contemporains, toucher des publics nouveaux, susciter chez eux d’autres passions. Cela va, comme je l’ai dit, des grands concerts de masse en plein air à mes petites balades, au hasard, dans des villages avec mon « pianocipède », un clavier posé sur un vélo : je m’arrête sur un marché, je joue ce dont j’ai envie. Et ça marche. Je vais d’ailleurs améliorer ce véhicule musical grâce à un clavier électronique posé sur un triporteur. Je vais aussi, ce que j’ai déjà commencé à pratiquer, donner des spectacles thématiques avec un comédien. Je travaille ainsi beaucoup avec Alain Carré : on s’amuse à mettre en spectacle la correspondance entre George Sand et Musset sur des partitions de Chopin. Un autre nous permet de méditer sur des textes de saint Jean de la Croix. Et encore Lamartine et la musique, ou rapprocher Bach de Satie. En agissant ainsi, je me sens plus sincère avec mon exigence artistique que quand je joue deux sonates de Beethoven, trois impromptus de Chopin et quelques bis aux Champs-Élysées. Et puis pourquoi faudrait-il imposer au public l’intégralité d’une sonate ? S’il veut n’en entendre qu’une partie, pourquoi pas ? Je sais que, là aussi, les puristes vont hurler mais je me suis même amusé à reconstruire une sonate avec des mouvements de trois sonates différentes de Beethoven, en tenant compte de leur climat, de leurs tonalités. Pourquoi pas si cela procure un plaisir différent, si cela suscite un intérêt nouveau ?

– Comment expliquer que vos confrères continuent leur carrière dans l’enfer que vous décrivez ?

– Je pense qu’il y a des jeunes qui ont encore de l’enthousiasme, que d’autres sont sincères, ou font semblant. Il faut dire qu’ils subissent la pression de véritables mafias : les agents artistiques, les majors de disques. Certains en profitent. D’autres sont rayés des cadres et contraints à des carrières discrètes, comme les Français Philippe Cassard ou Jean-Claude Pennetier. Quant aux célèbres…

– Des noms, des noms… !

– Si vous y tenez. J’aime bien Alfred Brendel, mais il tourne en rond. Son dernier disque Mozart me semble d’un artificiel décourageant. Et Pollini, grand artiste, novateur en son temps, qui est si fatigué à force de pratiquer toujours le même schéma : un peu de Webern ou de Stockhausen entre deux compositeurs romantiques. Et Martha Argerich… Elle a réussi à devenir un mythe en jouant toujours les quatre mêmes concertos ou en organisant des concerts fourre-tout avec ses amis. Quel intérêt, franchement ?

– Mais vous devez être détesté dans le milieu, non ?

– Tout le monde connaît mes idées et ne m’en veut pas trop. Je suis le trouble-fête de service qui donne un peu d’air au système.

– Comment voyez-vous votre vie maintenant ?

– Faire avant tout ce que j’aime sans obéir aux exigences de qui que ce soit : agent, producteur, organisateur de concert. Bref, je veux sortir des circuits. Je pourrai donner des concerts commentés, participer éventuellement à un festival atypique, par exemple si je peux jouer sur une surface aquatique : bassin, lac, car j’aime beaucoup l’acoustique et l’impression que cela me donne. Pourquoi ne pas collaborer avec quelqu’un comme Bartabas ? Et puis jouer pour des enfants, des malades, des prisonniers, mais sans ostentation. Il y a trop de musiciens qui participent à des concerts de charité uniquement pour leur publicité, pour soigner leur image médiatique. Moi, j’en pratique depuis longtemps sans le dire. Et puis je continuerai à enseigner.

– Vous comptez donc préparer des jeunes à entrer dans ce circuit artistique dont vous dénoncez les incohérences ?

– Je leur dirai tout. À eux de choisir ensuite, mais c’est passionnant de suivre le développement, la maturation d’un artiste en devenir.

– Arrêterez-vous les disques ?

– Les CD sans doute, sauf exception. En revanche, les DVD, comme ceux que j’ai réalisés récemment sur Beethoven avec John Nelson, me semblent une voie d’avenir alliant le plaisir sonore à la pédagogie. Les possibilités sont immenses à condition de trouver les producteurs et les partenaires qui ont le même point de vue que moi, ce qui fut le cas avec la firme Lorcom.

– Vous dites refuser le système. Pourtant vous médiatisez à outrance votre « départ » et vous préparez des concerts « finaux» plutôt spectaculaires, voire de mauvais goût. N’est-ce pas paradoxal ?

– D’abord ce sont les médias qui se sont précipités pour m’interroger quand ils ont su que je prenais ma retraite. J’avoue ne pas avoir résisté. Quant aux « concerts terminaux », ils sont pour moi symboliquement essentiels. Le 25 juillet à Valdeblore je lâcherai du haut d’un hélicoptère une carcasse de piano dans le lac du Mercantour puisque le préfet de Haute-Savoie m’a refusé le lac d’Annecy ! Purification par l’eau. Le 31 juillet à Mazaugues en Provence, je brûlerai mon costume de concert. Purification par le feu. Point final, le 29 août à Talloires, où je ferai exploser un piano en l’air après un spectacle en compagnie d’André Dussolier sur le thème « le concert est mort, vive la musique ». Pourquoi détruire ainsi des pianos (inutilisables, je vous rassure) ? Parce que c’est un symbole d’une certaine société bourgeoise et industrielle dominatrice qu’il faut détruire. Utilisé comme cette société le fait, le piano est un instrument arrogant qui exclut de la musique ceux qui « ne savent pas ». Au fond, là aussi, avec ces concerts-spectacles, je règle mes comptes.


Recueilli par Jean-Luc MACIA
pour la-croix;com



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