Les "Petits Gris" sous l'oeil du Vatican
NB -  2003-02-14 14:43:33

Les "Petits Gris" sous l'oeil du Vatican

Aujourd'hui dans le Figaro:

Les Frères de Saint-Jean, plus connus sous le nom de "Petits Gris", seraient-ils sous surveillance ? Le Vatican, par le biais de la congrégation romaine pour les instituts de vie consacrée, vient de demander à Mgr Raymond Séguy, évêque d'Autun et, à ce titre, responsable des Frères de Saint-Jean, de nommer un "assistant religieux" chargé d'aider la jeune congrégation et de faire régulièrement rapport à l'évêque.
Mgr Séguy a décidé de désigner non pas un mais deux assistants, par un décret du 1er janvier 2003 : Mgr Joseph Madec, évêque émérite de Toulon, et le père dominicain Hubert Niclasse. Et ce, pour deux années renouvelables.
Pour les frères, qui renvoient à la déclaration de Mgr Madec, il s'agit simplement "d'un accompagnement en vue d'un éventuel passage vers un statut de droit pontifical". Mais ils contestent la nomination du père Niclasse...
Installée en Saône-et-Loire, la congrégation Saint-Jean, fondée en 1975 par le père Marie-Dominique Philippe (o. p), est un institut de droit diocésain, donc placée sous l'autorité de l'évêque d'Autun. Elle a attiré beaucoup de vocations et compte plus de 500 frères et 50 couvents dans le monde. Les soeurs contemplatives et les soeurs apostoliques de Saint-Jean ainsi que les soeurs mariales d'Israël et de Saint-Jean, soit plus de 400 religieuses au total, lui sont également rattachées. Ces dernières ne sont pas directement concernées par cette double nomination. Mais c'est aujourd'hui toute la communauté, secouée par une vague de départs et des rumeurs de scandale, qui est sous les projecteurs.

Astrid de Larminat
[14 février 2003]

Sur les "Petits Gris", on entend tout et son contraire, le meilleur et le pire. "Ils ont un rayonnement extraordinaire. Partout où je vais, je les cherche. Je n'ai jamais constaté quoi que ce soit de discordant." "C'est une communauté vivante, priante. Ça rejaillit sur la paroisse et sur la vie du quartier.» En ce dimanche de février, sur le parvis de l'église Sainte-Cécile à Boulogne-Billancourt, on ne tarit pas d'éloges sur les frères de Saint-Jean qui ont la responsabilité de la paroisse.
Même écho enthousiaste chez ces parents, dont un fils est entré chez les «Petits Gris» en 1989 et une fille chez les contemplatives en 1990 : «Nos enfants sont très épanouis et heureux. Nous ne nous sommes jamais inquiétés pour eux. Ils n'ont jamais regretté d'être entrés à Saint-Jean. La communauté est très ouverte aux familles.» «Quand on les voit vivre, on n'a aucune raison de s'inquiéter», renchérit cette mère de famille dont les deux aînés sont entrés chez les Frères de Saint-Jean.

Isabelle, agrégée de philosophie et mère de famille, travaille avec eux et connaît bien le père Marie-Dominique Philippe : «C'est un homme lumineux, une grande pointure intellectuelle. Il a une philosophie aristotélicienne très réaliste. On peut voir les frères à l'oeuvre sur le terrain. Les prieurés et les couvents sont ouverts à tous. Rien à voir avec une secte comme on a pu l'entendre.»

Le son de cloche est tout autre parmi les familles de l'Association vie religieuse et famille (Avref), créée il y a quatre ans par des parents inquiets du régime imposé à leurs enfants entrés dans les ordres. Telle mère de famille, catholique engagée, dont la fille est depuis sept ans chez les soeurs apostoliques, n'a pas de mots assez durs : «Ma fille a donné sa vie au Seigneur. J'accepte de ne plus la voir, mais il est grave que cette fille généreuse, entière, joyeuse n'ait plus de regard, ne parle plus. On lui a imposé une camisole psychique.»

Il y a aussi le cri de cette femme, dont le fils est sorti l'année dernière après plusieurs années passées chez les Frères où il était entré très jeune : «Mon fils est détruit, brisé, cassé. Il va se suicider. Il a été victime de perversités. Il est lui-même devenu pervers !»

Un ancien novice, qui témoigne de son passage au couvent de Rimont, parle, lui, d'un fonctionnement «totalitaire» : «Je suis sorti détruit après quelques mois. Ce que j'y ai vu m'a paru si peu évangélique que j'ai perdu la foi pendant plusieurs années. La communauté avait toujours raison sur l'individu.»

Un prêtre, qui a vécu longtemps dans la congrégation, en garde un souvenir très mitigé. S'il reconnaît les «très grandes richesses spirituelles, théologiques et humaines» de la communauté, il s'inquiète aussi de «l'inconditionnalité à l'égard du père fondateur et d'une générosité utilisée sans discernement». Selon lui, les Frères de Saint-Jean pèchent par orgueil. «Ils veulent pratiquer la recherche intellectuelle comme les dominicains, l'oraison comme les carmes, la pauvreté comme les franciscains, le travail manuel comme les cisterciens et l'obéissance comme les jésuites. Tout en même temps, c'est de la folie !» Une folie qui peut parfois casser les hommes. «Beaucoup de frères sont épuisés, vidés, démolis. Ou bien, devenus fous, ils commettent des infractions disciplinaires et morales graves.»

Ces dérives n'ont pas échappé à leur évêque, mais Mgr Séguy a toujours cherché à épargner aux Frères de Saint-Jean des sanctions ecclésiales. Déjà en 1996, suite à une enquête qui visait à faire passer la congrégation sous droit pontifical, le Vatican demandait la démission du père Marie-Dominique Philippe. Mgr Séguy s'était interposé. Quelques années plus tard, certaines autorités hiérarchiques incitèrent l'évêque à demander à Rome un visiteur canonique. A nouveau, Mgr Séguy leur évitait cette épreuve.

Mais en juin 2000, l'évêque leur adresse une «monition canonique» leur demandant de s'amender. «J'observe depuis quelque temps (...), écrit le prélat, des signes graves d'un certain essoufflement : désarrois, fatigues physiques et morales, épuisement, conduites non conformes à la vie chrétienne ou religieuse, demandes de dispenses de vie commune, d'exclaustrations, de sorties, de retours à l'état laïc, voire de nullités de profession ou d'ordinations pour contrainte morale.»

Le père Bernard Hayet, secrétaire général adjoint de la conférence des évêques de France, tempère. Selon lui, les Frères de Saint-Jean traversent «une crise de croissance» comme d'autres ordres en ont connu. «Il s'agit alors de quitter l'enfance et la confiance dans le père fondateur qui dicte tout, à la maturité où on apprend à se gouverner seul.»