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Dom de Monléon : N'avoir ni zèle ni envie Imprimer
Auteur : Abel
Sujet : Dom de Monléon : N'avoir ni zèle ni envie
Date : 2006-09-08 03:48:24

Suite de la lecture de Dom de Monléon : Les instruments de perfection. Voir le chapitre précédent ici.

N’avoir ni zèle ni envie
Zelum et invidiam non habere.


« C’est de la jalousie que naît la haine », dit saint Grégoire et ces mots suffisent à expliquer pourquoi l’instrument que nous allons étudier fait suite au précédent. Si l’on veut ne haïr personne, il faut s’appliquer à n’envier personne : la jalousie a pour effet de nous rendre odieux le bien du prochain, et, par voie de conséquence, le prochain lui-même.

Que signifie exactement le mot de zelus employé ici par saint Benoît et que l’on rend en français par celui de « jalousie » ? Le terme est pris par la Sainte Ecriture, tantôt en bonne, tantôt en mauvaise part : saint Jean, par exemple applique à Notre-Seigneur lui-même ce verset du Psalmiste : Le zèle de votre maison me dévore [Jo. III, 17], tandis que saint Paul reproche aux Corinthiens le « zèle » qu’ils ont entre eux [I Cor. III, 3].

De même, la Règle enseigne qu’il y a un bon et un mauvais « zèle » : « le premier, dit-elle, sépare de Dieu et mène à l’enfer ; le second sépare des vices : il conduit à Dieu et à la vie éternelle. »

Quelle est donc la racine commune de deux sentiments qui aboutissent à des fins si contraires ?
« Le zèle, écrit saint Thomas, de quelque manière qu’on le prenne – c’est-à-dire : en bonne ou en mauvaise part – provient de l’intensité de l’amour. Il est évident en effet que, plus une puissance tend fortement vers un objet, plus elle met d’énergie à repousser tout ce qui entrave ou s’oppose à elle. L’amour donc étant, selon saint Augustin, un mouvement vers l’objet aimé, il cherche, quand il est intense, à écarter tout ce qui lui résiste. »

C’est là proprement ce qui constitue le zèle, que l’on définit encore : « Un amour qui ne peut supporter de partage dans l’objet aimé ».

« Ainsi, continue le Docteur Angélique, les maris sont animés d’un zèle ardent contre ceux qui chercheraient à leur disputer le cœur de leur femme, qu’ils veulent posséder exclusivement et tout entier. De même les ambitieux s’en prennent à ceux qui semblent se distinguer, comme venant entraver leur propre succès. »

Le zèle est donc bon ou mauvais selon la qualité de l’objet sur lequel se porte l’amour. S’il naît de la vraie charité, il s’attaque à tout ce qui empêche l’homme d’aimer Dieu, son âme, et son prochain. Il désire la gloire de Dieu et l’accomplissement de sa volonté ; il ne peut souffrir les résistances qui arrêtent cette volonté, les offenses qui attentent à cette gloire : c’est lui qui porta Phinées à tuer Zamri pour avoir bravé publiquement la Loi ; Elie à faire massacrer les prêtres de Baal, Mathatias à égorger le Juif qui osait offrir sur l’autel un sacrifice aux idoles. C’est lui encore qui animait saint Jean-Baptiste, quand il appelait les Pharisiens : race de vipères, et Notre-Seigneur lui-même, quand il les menaçait de la malédiction divine.

Il excite l’âme à rechercher les vertus, détruit sa pusillanimité, brise les liens qui entravent son avancement spirituel. Il désire aussi le bien du prochain, souffre de voir celui-ci en proie aux vices ou aux défauts, cherche par tous les moyens à l’en corriger. Il perce l’âme de douleur à la pensée du grand nombre d’hommes qui se perdent : il l’incite à tout mettre en œuvre, à ne craindre ni sa peine, ni les humiliations, ni les souffrances pour empêcher ces irréparables malheurs.

Ce bon zèle est indispensable pour faire des progrès dans le chemin de la perfection : s’il manque, s’il n’agit que faiblement, l’âme est condamnée à végéter dans la tiédeur. Mais pour exercer les effets salutaires que nous venons d’indiquer, il doit demeurer soumis à une sage discrétion : sinon il s’égarera, se mettra insensiblement au service de l’amour-propre, et deviendra « le zèle d’amertume » qui engendre « l’envie » et conduit à la mort.

Saint Benoît distingue en effet le « zèle » et l’« envie ». Certaines éditions anciennes de la Règle, même, portent ici deux instruments différents : Zelum non habere ; invidiam non exercere. Le sens des deux mots se trouve par là précisé : le premier désigne un sentiment intérieur d’amertume, de tristesse, d’inquiétude, qui porte à prendre en mauvaise part tout ce que l’on voit ; le second s’applique au même sentiment, mais passé dans la volonté et se traduisant par des actes de malveillance. Le zèle est un état habituel de méfiance, qui incline à voir dans tout ce que font les autres une atteinte portée à son honneur, à sa situation, à ses privilèges, à ses droits ; l’envie au contraire s’en prend à telle ou telle personne déterminée. Tandis que le zèle peut être mauvais ou bon, l’envie est toujours un péché.

Saint Jean Damascène a défini celle-ci : « une tristesse du bien d’autrui » ; à quoi saint Thomas ajoute : « en tant qu’elle diminue notre propre excellence ». Il peut arriver en effet que la prospérité d’autrui fasse naître en nous, par comparaison avec notre propre infortune, un certain regret, sans qu’il y ait là aucune faute : ainsi Anne – celle qui devait être un jour mère de Samuel – pleurait en voyant sa compagne Phenenna entourée de ses nombreux enfants, tandis qu’elle-même était stérile.

Il n’est pas défendu non plus de s’attrister devant les succès remportés par nos ennemis, les ennemis de l’Eglise ou ceux de notre patrie, comme le firent par exemple Esther et Mardochée en voyant la fortune d’Aman.

« Il arrive fort souvent, écrit saint Grégoire, que, sans manquer à la charité, la ruine d’un ennemi nous comble de joie, et qu’au contraire, sans qu’il y ait péché d’envie, sa gloire nous attriste : car nous entrevoyons que sa chute sera pour beaucoup une délivrance, tandis que sa prospérité nous fait redouter l’oppression d’un grand nombre. »

Pour qu’il y ait vraiment péché d’envie, il faut que cette tristesse soit causée par le bien du prochain, non pas en tant que ce bien risque de devenir, pour nous ou pour les autres, une source de maux ; mais en tant qu’il diminue notre propre excellence, c’est-à-dire nous éclipse, nous abaisse, nous ravit de la considération et de la gloire. Telle fut la tristesse de Saül, lorsqu’il entendit ce que chantaient les femmes d’Israël, après sa victoire sur les Philistins : Saül, disaient-elles, en a abattu mille, et David dix mille. Il fut rempli, poursuit la Sainte Ecriture, d’une vive colère et ce langage déplut à ses yeux ; et il dit : Ils en ont donné dix mille à David, et à moi mille : que lui manque- t-il après cela, si ce n’est seulement la royauté ? Et à partir de ce jour, il ne regardait plus David avec des yeux francs [I Reg. XVIII, 7 sqq.].

Le vice de la jalousie est un des plus pernicieux qui soient : lorsque l’homme a le malheur de lui prêter l’oreille, il ne sait dans quels abîmes il peut être entraîné. Cette passion l’aveugle, lui fait perdre le sentiment le plus élémentaire de la justice ; elle ferme son cœur à la crainte de Dieu, à la tendresse, à la miséricorde, à l’humanité ; elle le pousse aux actes les plus insensés et aux crimes les plus abominables. C’est par la jalousie du démon que la mort est entrée dans le monde, dit la Sainte Ecriture [Sap. II, 24]. C’est elle qui porta Lucifer, malgré la beauté de Séraphin dont il était orné, à haïr l’homme, pour les privilèges que Dieu lui réservait, et à se précipiter ainsi dans sa propre ruine. C’est elle qui excita Caïn contre Abel, Esaü contre Jacob, Saül contre David, les Juifs contre Notre-Seigneur.

Ce vice est d’autant plus dangereux qu’il passe inaperçu dans ses commencements ; par là il s’insinue dans les milieux les plus saints, où il opère rapidement de grands ravages si on le laisse croître. Aussi importe-t-il de l’arrêter dès son principe :

« Dieu nous garde, écrit sainte Thérèse, de prononcer des paroles ou de nous arrêter à des pensées telles que celles-ci : Mais je suis plus ancienne de religion, mais je suis plus âgée, mais j’ai plus travaillé, mais on traite une telle mieux que moi ! Ces pensées, si elles se présentent, doivent être rejetées promptement ; car, pour peu qu’on s’y arrête ou qu’on en parle, c’est une peste et la source des plus grands maux. Si vous avez une prieure qui souffre, si peu que ce soit, semblables choses, croyez que c’est en punition de vos péchés que Dieu a permis qu’elle fût placée à votre tête, pour devenir le commencement de votre perte, et priez-le avec ferveur d’y apporter remède, parce que vous êtes en grand péril. »

Aucun vice n’est aussi contraire que celui-là à l’esprit de « paix ». L’homme qui en est atteint porte la guerre au-dedans de lui-même :

« C’est la teigne de l’âme, dit saint Cyprien, c’est la rouille du cœur, c’est la vermine des pensées, que de jalouser dans autrui son bonheur ou sa vertu, c’est-à-dire de haïr en lui ses propres mérites ou les dons de Dieu, de convertir en mal pour soi le bien des autres, d’être torturé par leur prospérité, de faire de leur gloire son propre châtiment ; d’introduire en quelque sorte des bourreaux dans son cœur, d’attacher des tortionnaires à ses pensées et à ses sentiments, pour déchirer ceux-ci de supplices internes et pour torturer, comme avec des ongles de fer, les secrets du cœur. Ni nourriture, ni boisson, n’ont plus pour l’envieux aucun agrément : toujours il soupire, il gémit, il souffre ; et parce qu’il n’arrive jamais à se dépouiller de sa jalousie, son cœur, obsédé nuit et jour, est ravagé sans relâche. Les autres péchés ont une fin : l’adultère, l’homicide, le vol, le mensonge, ne durent que le temps de leur accomplissement ; la jalousie n’a point de terme, c’est un péché perpétuel, et plus celui qui est jalousé prospère, plus le feu de sa passion consume l’envieux. »

Gardons-nous donc d’un vice aussi détestable. Sans doute, en voyant autrui prendre le pas sur nous, réussir là où nous avons échoué, emporter une place, une faveur, une amitié que nous escomptions, il est impossible de ne pas ressentir une certaine tristesse. Mais hâtons-nous de combattre celle-ci, de crainte qu’elle ne dégénère en envie. Souvenons-nous que notre Sauveur s’est vu préférer Barabbas, et, ce divin modèle sous les yeux, usons des remèdes préconisés en la matière par les auteurs spirituels, savoir : l’humilité, le détachement des choses d’ici-bas et, d’une façon plus immédiate, la pratique de la charité fraternelle envers ceux que nous serions tentés d’envier.

L’envie ayant sa source dans l’orgueil, il est tout naturel de recourir contre elle à l’humilité, spécialement aux sixième ou septième degrés de cette vertu, tels qu’ils sont indiqués dans la Règle : se tenir pour content d’avoir la dernière place et les objets les plus vils ; se regarder, pour n’importe quelle besogne, comme un ouvrier sans valeur ; se croire sincèrement le plus petit et le plus méprisable de tous.

En outre, il faut remettre à leur juste place les richesses, les dignités, les avantages de ce monde ; se souvenir, avec le Sage, de la vanité des vanités, et que tout est vanité [Eccl. I, 2], et ne pas s’exposer à perdre, pour des biens fragiles ou des honneurs absolument vains, le trésor de joie et de gloire que Dieu nous ménage dans les cieux.

Enfin c’est un excellent moyen de réprimer l’envie, que de dire du bien des personnes contre lesquelles on sent gronder ce sentiment ; de reconnaître leurs qualités, de les défendre, d’interpréter favorablement ce qu’elles font, de les obliger si l’occasion s’en présente, d’imiter leurs qualités ou leurs vertus. En se conduisant ainsi, on tue l’envie avec ses propres armes, et la tristesse naissante, au lieu d’engendrer le péché, sera une source de nombreux mérites.

La Sainte Ecriture nous montre le modèle de l’âme qui sait dominer la jalousie dans Jonathas, fils de Saül. Témoin des succès de David et de l’enthousiasme des Juifs pour celui-ci, Jonathas voyait clairement que la couronne de son père lui échapperait pour aller à son jeune ami. Au lieu de s’en affliger et d’en concevoir de l’aversion pour David, il se fait le protecteur de ce dernier. Il s’oublie lui-même, et fait bon marché du royaume qui devrait lui revenir en héritage ; bien loin de profiter des dispositions hostiles de son père contre l’homme qu’il pourrait regarder comme un rival, il emploie toute son industrie à le réconforter, à l’aider, à le consoler : Ne crains rien, lui dit-il un jour qu’il a pu le rejoindre au fond de la forêt où il se cache, la main de Saül mon père ne t’atteindra pas : c’est toi qui régneras sur Israël, et moi je serai ton second [I Reg. XXIII, 17]. On s’explique, après cela, les éloges que David lui décerne dans le cantique qu’il composa en apprenant sa mort : car comment douter qu’il n’eût une âme exquise, l’homme qui, avant l’Evangile, savait mettre la charité au-dessus des biens de la terre, et préférait se voir frustré d’un royaume, plutôt que de perdre un ami ?


La discussion

 Dom de Monléon : N'avoir ni zèle ni envie, de Abel [2006-09-08 03:48:24]