L' abbaye de Port-Royal, près de Chevreuse, est une des plus anciennes abbayes de l' ordre de Cîteaux. Elle fut fondée, en l' année 1204, par un saint évêque de Paris, nommé Eudes De Sully, de la maison des comtes
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de Champagne, proche parent de Philippe-Auguste. C' est lui dont on voit la tombe en cuivre, élevée de deux pieds, à l' entrée du choeur de Notre-Dame de Paris. La fondation n' étoit que pour douze religieuses ; ainsi ce monastère ne possédoit pas de fort grands biens. Ses principaux bienfaiteurs furent les seigneurs de Montmorency et les comtes de Montfort. Ils lui firent successivement plusieurs donations, dont les plus considérables ont été confirmées par le roi saint Louis, qui donna aux religieuses sur son domaine une rente en forme d' aumône, dont elles jouissent encore aujourd' hui : si bien qu' elles reconnoissent avec raison ce saint roi pour un de leurs fondateurs. Le pape Honoré Iii accorda à cette abbaye de grands priviléges, comme, entre autres, celui d' y célébrer l' office divin, quand même tout le pays seroit en interdit. Il permettoit aussi aux religieuses de donner retraite à des séculières qui, étant dégoûtées du monde, et pouvant disposer de leurs personnes, voudroient se réfugier dans leur couvent pour y faire pénitence, sans néanmoins se lier par des voeux. Cette bulle est de l' année 1223, un peu après le quatrième concile général de Latran.
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Sur la fin du dernier siècle, ce monastère, comme beaucoup d' autres, étoit tombé dans un grand relâchement : la règle de Saint-Benoît n' y étoit presque plus connue, la clôture même n' y étoit plus observée, et l' esprit du siècle en avoit entièrement banni la régularité. Marie-Angélique Arnauld, par un usage qui n' étoit que trop commun en ces temps-là, en fut faite abbesse, n' ayant pas encore onze ans accomplis. Elle n' en avoit que huit lorsqu' elle prit l' habit, et elle fit profession à neuf ans entre les mains du général de Cîteaux, qui la bénit dix-huit mois après. Il y avoit peu d' apparence qu' une fille faite abbesse à cet âge, et d' une manière si peu régulière, eût été choisie de Dieu pour rétablir la règle dans cette abbaye. Cependant elle étoit à peine dans sa dix-septième année, que Dieu, qui avoit de grands desseins sur elle, se servit, pour la toucher, d' une voie assez extraordinaire. Un capucin, qui étoit sorti de son couvent par libertinage, et qui alloit se faire apostat dans les pays étrangers, passant par hasard à Port-Royal,
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fut prié par l' abbesse et par les religieuses de prêcher dans leur église. Il le fit ; et ce misérable parla avec tant de force sur le bonheur de la vie religieuse, sur la beauté et sur la sainteté de la règle de Saint-Benoît, que la jeune abbesse en fut vivement émue. Elle forma dès lors la résolution non-seulement de pratiquer sa règle dans toute sa rigueur, mais d' employer même tous ses efforts pour la faire aussi observer à ses religieuses. Elle commença par un renouvellement de ses voeux, et fit une seconde profession, n' étant pas satisfaite de la première. Elle réforma tout ce qu' il y avoit de mondain et de sensuel dans ses habits, ne porta plus qu' une chemise de serge, ne coucha plus que sur une simple paillasse, s' abstint de manger de la viande, et fit fermer de bonnes murailles son abbaye, qui ne l' étoit auparavant que d' une méchante clôture de terre, éboulée presque partout. Elle eut grand soin de ne point alarmer ses religieuses par trop d' empressement à leur vouloir faire embrasser la règle. Elle se contentoit de donner l' exemple, leur parlant peu, priant beaucoup pour elles, et accompagnant de torrents de larmes le peu d' exhortations qu' elle leur faisoit quelquefois. Dieu bénit si bien cette conduite, qu' elle les gagna toutes les unes après les autres, et qu' en moins de cinq ans la communauté de biens, le jeûne, l' abstinence de viande, le silence, la veille de la nuit, et enfin toutes les austérités de la règle de Saint-Benoît
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furent établies à Port-Royal de la même manière qu' elles le sont encore aujourd' hui. Cette réforme est la première qui ait été introduite dans l' ordre de Cîteaux : aussi y fit-elle un fort grand bruit, et elle eut la destinée que les plus saintes choses ont toujours eue, c' est-à-dire qu' elle fut occasion de scandale aux uns, et d' édification aux autres. Elle fut extrêmement désapprouvée par un fort grand nombre de moines et d' abbés même, qui regardoient la bonne chère, l' oisiveté, la mollesse, et, en un mot, le libertinage, comme d' anciennes coutumes de l' ordre, où il n' étoit pas permis de toucher. Toutes ces sortes de gens déclamèrent avec beaucoup d' emportements contre les religieuses de Port-Royal, les traitant de folles, d' embéguinées, de novatrices, de schismatiques même, et ils parloient de les faire excommunier. Ils avoient pour eux l' assistant du général, grand chasseur, et d' une si profonde ignorance, qu' il n' entendoit pas même le latin de son pater . Mais heureusement le général, nommé Dom Boucherat, se trouva un homme très-sage et très-équitable, et ne se laissa point entraîner à leurs sentiments. Plusieurs maisons non-seulement admirèrent cette réforme, mais résolurent même de l' embrasser. Mais on crut partout qu' on ne pouvoit réussir dans une si sainte entreprise sans le secours de l' abbesse de Port-Royal. Elle eut ordre du général de se transporter dans la plupart de ces maisons, et d' envoyer de ses religieuses dans tous les couvents où elle ne pourroit aller elle-même. Elle alla à Maubuisson, au Lys, à Saint-Aubin, pendant
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que la mère Agnès Arnauld sa soeur, et d' autres de ses religieuses, alloient à Saint-Cyr, à Gomer-Fontaine, à Tard, aux îles d' Auxerre, et ailleurs. Toutes ces maisons regardoient l' abbesse et les religieuses de Port-Royal comme des anges envoyés du ciel pour le rétablissement de la discipline. Plusieurs abbesses vinrent passer des années entières à Port-Royal, pour s' y instruire à loisir des saintes maximes qui s' y pratiquoient. Il y eut aussi un grand nombre d' abbayes d' hommes qui se réformèrent sur ce modèle. Ainsi l' on peut dire avec vérité que la maison de Port-Royal fut une source de bénédictions pour tout l' ordre de Cîteaux, où l' on commença de voir revivre l' esprit de saint Benoît et de saint Bernard, qui y étoit presque entièrement éteint. De tous les monastères que je viens de nommer, il n' y en eut point où la mère Angélique trouvât plus à travailler que dans celui de Maubuisson, dont l' abbesse, soeur de
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Mme Gabrielle D' Estrées, après plusieurs années d' une vie toute scandaleuse, avoit été interdite, et renfermée à Paris dans les filles pénitentes. à peine la mère Angélique commençoit à faire connoître Dieu dans cette maison, que Mme D' Estrées, s' étant échappée des filles pénitentes, revint à Maubuisson avec une escorte de plusieurs jeunes gentilshommes, accoutumés à y venir passer leur temps ; et une des portes lui en fut ouverte par une des anciennes religieuses. Aussitôt le confesseur de l' abbaye, qui étoit un moine, grand ennemi de la réforme, voulut persuader à la mère Angélique de se retirer. Il y eut même un de ces gentilshommes qui lui appuya le pistolet sur la gorge pour la faire sortir. Mais tout cela ne l' étonnant point, l' abbesse, le confesseur, et ces jeunes gens, la prirent par force, et la mirent hors du couvent avec les religieuses qu' elle y avoit amenées, et avec toutes les novices à qui elle avoit donné l' habit. Cette troupe de religieuses, destituée de tout secours, et ne sachant où se retirer, s' achemina en silence vers Pontoise, et en traversa tout le faubourg et une partie de la ville, les mains jointes et leur voile sur le visage, jusqu' à ce qu' enfin quelques habitants du lieu, touchés de compassion,
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leur offrirent de leur donner retraite chez eux. Mais elles n' y furent pas longtemps ; car, au bout de deux ou trois jours, le parlement, à la requête de l' abbé de Cîteaux, ayant donné un arrêt pour renfermer de nouveau Mme D' Estrées, le prévôt de l' Isle fut envoyé avec main-forte pour se saisir de l' abbesse, du confesseur, et de la religieuse ancienne qui étoit de leur cabale. L' abbesse s' enfuit de bonne heure par une porte du jardin ; la religieuse fut trouvée dans une grande armoire pleine de hardes, où elle s' étoit cachée ; et le confesseur, ayant sauté par-dessus les murs, s' alla réfugier chez les jésuites de Pontoise. Ainsi la mère Angélique demeura paisible dans Maubuisson, et y continua sa sainte mission pendant cinq années. Ce fut là qu' elle vit pour la première fois saint François
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De Sales, et qu' il se lia entre eux une amitié qui a duré toute la vie du saint évêque, qui voulut même que la mère De Chantail fût associée à cette union. L' on voit dans les lettres de l' un et de l' autre la grande idée qu' ils avoient de cette merveilleuse fille. De son côté, la mère Angélique procura aussi à M. Arnauld, son père, et à toute sa famille, la connoissance de ce saint prélat. Il fit un voyage à Port-Royal, pour y voir la mère Agnès De Saint-Paul, soeur de cette abbesse ; il alloit voir très-souvent M. Arnauld, son père, et M. D' Andilly, son frère, et à Paris et à une maison qu' ils avoient à la campagne, charmé de se trouver dans une famille si pleine
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de vertu et de piété. La dernière fois qu' il les vit, il donna sa bénédiction à tous leurs enfants, et entre autres au célèbre M. Arnauld, docteur de Sorbonne, qui n' avoit alors que six ans. La bienheureuse mère De Chantail vécut encore vingt ans depuis qu' elle eut connu la mère Angélique. Elle ne faisoit point de voyage à Paris qu' elle ne vînt passer plusieurs jours de suite avec elle, versant dans son sein ses plus secrètes pensées, et desirant avec ardeur que les filles de la visitation et celles de Port-Royal fussent unies du même lien d' amitié qui avoit si étroitement uni leurs deux mères. Après cinq ans de travail à Maubuisson, la mère Angélique se trouvant déchargée du soin de cette abbaye par la nomination que le roi avoit faite d' une autre abbesse en la place de Mme D' Estrées, elle se résolut d' aller trouver sa chère communauté de Port-Royal. Elle ne l' avoit pas laissée néanmoins orpheline, l' ayant mise, en partant, sous la conduite de la mère Agnès dont j' ai parlé : elle étoit plus jeune de deux ans que la mère Angélique, et avoit été faite abbesse aussi jeune qu' elle ; mais Dieu l' ayant aussi éclairée de fort bonne heure, elle avoit remis au roi l' abbaye de Saint-Cyr, dont elle étoit pourvue, pour venir vivre simple religieuse dans
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le couvent de sa soeur. Mais la mère Angélique, pleine d' admiration de sa vertu, avoit obtenu qu' on la fît sa coadjutrice. C' est cette mère Agnès qui a depuis dressé les constitutions de Port-Royal, qui furent approuvées par M. De Gondy, archevêque de Paris. On a aussi d' elle plusieurs traités très-édifiants, et qui font connoître tout ensemble l' élévation et la solidité de son esprit. Lorsque la mère Angélique se préparoit à partir de Maubuisson, trente religieuses qui y avoient fait profession entre ses mains se jetèrent à ses pieds, et la conjurèrent de les emmener avec elle. L' abbaye de Port-Royal étoit fort pauvre, n' ayant été fondée, comme j' ai dit, que pour douze religieuses. Le nombre en étoit alors considérablement augmenté ; et ces trente filles de Maubuisson n' avoient à elles toutes que cinq cents livres de pension viagère. Cependant la mère Angélique ne balança pas un moment à leur accorder leur demande. Elle se contenta d' en écrire à la mère Agnès ; et sur sa réponse, elle les fit même partir quelques jours devant elle. Ces pauvres filles n' abordoient qu' en tremblant une maison qu' elles venoient, pour ainsi dire, affamer ; mais elles y furent reçues avec une joie qui leur fit bien voir que la charité de la mère s' étoit aussi communiquée à toute la communauté. Il étoit resté à Maubuisson quelques esprits qui n' avoient pu entièrement s' assujettir à la réforme. D' ailleurs
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Mme De Soissons, qui avoit succédé à Mme D' Estrées, n' avoit pas pris un fort grand soin d' y entretenir la régularité que la mère Angélique y avoit établie : si bien que cette sainte fille ne cessoit de demander à Dieu qu' il regardât cette maison avec des yeux de miséricorde. Sa prière fut exaucée. Cette abbaye étant venue encore à vaquer au bout de quatre ans, par la mort de Mme De Soissons, le roi Louis Xiii fit demander à la mère Angélique une de ses religieuses pour l' en faire abbesse. Elle lui en proposa une qu' on appeloit soeur Marie Des Anges, à qui le roi donna aussitôt son brevet. La plupart des personnes qui connoissoient cette fille lui trouvoient, à la vérité, une grande douceur et une profonde humilité ; mais elles doutoient qu' elle eût toute la fermeté nécessaire pour remplir une place de cette importance. Le succès fit voir combien la mère Angélique avoit de discernement ; car cette fille si humble et si douce sut
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réduire en très-peu de temps les esprits qui étoient demeurés les plus rebelles, rangea les anciennes sous le même joug que les jeunes, ne s' étonna point des persécutions de certains moines, et même de certains visiteurs de l' ordre, accoutumés au faste et à la dépense, et qui ne pouvoient souffrir le saint usage qu' elle faisoit des revenus de cette abbaye. Ce fut de son temps que deux fameuses religieuses de Montdidier furent introduites à Maubuisson par un de ces visiteurs, pour y enseigner, disoit-il, les secrets de la plus sublime oraison. La mère des Anges et la mère Angélique n' étoient point assez intérieures au gré de ces pères, et ils leur reprochoient souvent de ne connoître d' autre perfection que celle qui s' acquiert par la mortification des sens et par la pratique des bonnes oeuvres. La mère des Anges, qui avoit appris à Port-Royal à se défier de toute nouveauté, fit observer de près ces deux filles ; et il se trouva que, sous un jargon de pur amour, d' anéantissement, et de parfaite nudité, elles cachoient toutes les illusions et toutes les horreurs que l' église a condamnées de nos jours dans Molinos. Elles étoient en effet de la secte de ces illuminés de Roye, qu' on nommoit les guerinets , dont le cardinal De Richelieu fit
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faire une si exacte perquisition. La mère Des Anges ayant donné avis du péril où étoit son monastère, ces deux religieuses furent renfermées très-étroitement par ordre de la cour ; et le visiteur qui les protégeoit eut bien de la peine lui-même à se tirer d' affaire. En un mot, la mère Des Anges, malgré toutes les traverses qu' on lui suscitoit, rétablit entièrement dans Maubuisson le véritable esprit de saint Bernard, qui s' y maintient encore aujourd' hui par les soins de l' illustre princesse que la providence en a faite abbesse ; et après avoir gouverné pendant vingt-deux ans ce célèbre monastère avec une sainteté dont la mémoire s' y conservera éternellement, elle en donna sa démission au roi, et vint reprendre à Port-Royal son rang de simple religieuse. Elle demandoit même à y recommencer son noviciat, de peur, disoit-elle, qu' ayant si longtemps commandé, elle n' eût appris à désobéir. Cependant la communauté de Port-Royal s' étant
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accrue jusqu' au nombre de quatre-vingts religieuses, elles étoient fort serrées dans ce monastère, situé dans un lieu fort humide, et dont les bâtiments étoient extrêmement bas et enfoncés. Ainsi les maladies y devinrent fort fréquentes, et le couvent ne fut bientôt plus qu' une infirmerie. Mais la providence n' abandonna point la mère Angélique dans ce besoin ; elle lui fit trouver des ressources dans sa propre famille. Mme Arnauld, sa mère, qui étoit fille du cèlèbre M. Marion, avocat général, étoit demeurée veuve depuis quelques années, et avoit conçu la résolution non-seulement de se retirer du monde, mais même, ce qui est assez particulier, de se faire religieuse sous la conduite de sa fille. Comme elle sut l' extrémité où la communauté étoit réduite, elle acheta de son argent, au faubourg Saint-Jacques, une maison, et la donna pour en faire comme un hospice. On ne vouloit y transporter d' abord qu' une partie des religieuses ; mais le monastère des champs devenant plus malsain de jour en jour, on fut obligé de l' abandonner entièrement, et de transférer à Paris toute la communauté, après en avoir obtenu le consentement du roi et de l' archevêque. On se logea comme on put dans
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cette nouvelle maison. L' on fit un dortoir d' une galerie ; on lambrissa les greniers pour y pratiquer des cellules, et la salle fut changée en une chapelle. La réputation de la mère Angélique, et les merveilles qu' on racontoit de la vie toute sainte de ses religieuses, lui attirèrent bientôt l' amitié de beaucoup de personnes de piété. La reine Marie De Médicis les honora d' une bienveillance particulière ; et par des lettres patentes enregistrées au parlement, prit le titre de fondatrice et de bienfaitrice de ce nouveau monastère. Elle ne fut pas vraisemblablement en état de leur donner des marques de sa libéralité, mais elle leur procura un bien qu' elles n' eussent jamais osé espérer sans une protection si puissante. Plus la mère Angélique avoit sujet de louer Dieu des bénédictions qu' il avoit répandues sur sa communauté, plus elle avoit lieu de craindre qu' après sa mort, et après celle de la mère Agnès, sa coadjutrice, on n' introduisît en leur place quelque abbesse qui, n' ayant point été élevée dans la maison, détruiroit peut-être en six mois tout le bon ordre qu' elle avoit tant travaillé à y établir. La reine Marie De Médicis entra avec bonté dans ses sentiments ; elle parla au roi son fils, dans le temps qu' il revenoit triomphant après la prise de La Rochelle, et lui représentant tout ce qu' elle connoissoit de la sainteté de ces filles, elle toucha tellement sa piété, qu' il crut lui-même rendre un grand service à Dieu, en consentant que cette abbaye fût élective et triennale. La chose fut
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confirmée par le pape Urbain Viii. Aussitôt la mère Angélique et la mère Agnès se démirent, l' une de sa qualité d' abbesse, et l' autre de celle de coadjutrice ; et la communauté élut pour trois ans une des religieuses de la maison. La mère Angélique venoit d' obtenir du même pape une autre grâce qui ne lui parut pas moins considérable. Elle avoit toujours eu au fond de son coeur un fort grand amour pour la hiérarchie ecclésiastique, et souhaitoit aussi ardemment d' être soumise à l' autorité épiscopale, que les autres abbesses desirent d' en être soustraites. Son souhait sur cela étoit d' autant plus raisonnable, que l' abbaye de Port-Royal, fondée par un évêque de Paris, avoit longtemps dépendu immédiatement de lui et de ses successeurs ; mais dans la suite un de ces évêques avoit consenti qu' elle reconnût la jurisdiction de l' abbé de Cîteaux. Elle avoit donc fait représenter ces raisons au pape, qui, les ayant approuvées, remit en effet cette abbaye sous la jurisdiction de l' ordinaire, et l' affranchit entièrement de la dépendance de Cîteaux, en y conservant néanmoins tous les priviléges attachés aux maisons de cet ordre. M. De Gondy en prit donc en main le gouvernement, en examina et approuva les constitutions, et en fit faire la visite par M., qui fut le premier supérieur qu' il donna à ce monastère.
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Ce fut vers ce temps-là que Louise De Bourbon, première femme du duc de Longueville, princesse d' une éminente vertu, forma avec M. Zamet, évêque de Langres, le dessein d' instituer un ordre de religieuses particulièrement consacrées à l' adoration du mystère de l' eucharistie, et qui, par leur assistance continuelle devant le saint-sacrement, réparassent en quelque sorte les outrages que lui font tous les jours et les blasphèmes des protestants et les communions sacriléges des mauvais catholiques. Ils communiquèrent tous deux leur pensée à la mère Angélique, et la prièrent non-seulement de les aider à former cet institut, mais d' en vouloir même accepter la direction, et de donner quelques-unes de ses religieuses pour en commencer avec elle l' établissement. Cette proposition fut d' autant plus de son goût, qu' il y avoit déjà plus de quinze ans que cette même assistance continuelle devant le saint-sacrement avoit été établie à Port-Royal, d' abord pendant le jour seulement, et ensuite pendant la nuit même. Toutes les religieuses de ce monastère, ayant appris un si louable dessein, furent touchées d' une sainte jalousie de ce qu' on fondoit pour
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cela un nouvel ordre, au lieu de l' établir dans Port-Royal même. Elles demandèrent avec instance que, sans chercher d' autre maison que la leur, on leur permît d' ajouter les pratiques de cet institut aux autres pratiques de leur règle, et de joindre en elles le nom glorieux des filles du saint-sacrement à celui de filles de Saint-Bernard. La princesse étoit d' avis de leur accorder leur demande ; mais l' évêque persista à vouloir un ordre et un habit particulier. Ce prélat étoit un homme plein de bonnes intentions, et fort zélé, mais d' un esprit fort variable et fort borné. Il avoit plusieurs fois changé le dessein de son institut. Il vouloit d' abord en faire un ordre de religieux plus retirés et encore plus austères que les chartreux ; puis il jugea plus à propos que ce fût un ordre de filles. Sa première vue pour ces filles étoit qu' elles fussent extrêmement pauvres, et que, pour mieux honorer le profond abaissement de Jésus-Christ dans l' eucharistie, elles portassent sur leur habit toutes les marques d' une extrême pauvreté. Ensuite il imagina qu' il falloit attirer la vénération du peuple par un habit qui eût quelque chose d' auguste et de magnifique ; mais la mère Angélique desira que tout se ressentît de la simplicité religieuse. Il avoit fait divers autres règlements, dont la plupart eurent besoin d' être rectifiés. La mère Angélique, voyant ces incertitudes, eut un secret pressentiment que cet ordre ne seroit pas de longue durée. Mais la bulle étant arrivée, où elle étoit nommée supérieure, et où il étoit ordonné que ce seroit des religieuses tirées de Port-Royal qui en commenceroient l' établissement, elle se mit en
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devoir d' obéir. La bulle nommoit aussi trois supérieurs, savoir : M. De Gondy, archevêque de Paris ; M. De Bellegarde, archevêque de Sens ; et l' évêque de Langres. Mais ce dernier, comme fondateur, et d' ailleurs étant grand directeur de religieuses, eut la principale conduite de ce monastère. La mère Angélique entra donc avec trois de ses religieuses et quatre postulantes, dans la maison destinée pour cet institut. Cette maison étoit dans la rue Coquillière, qui est de la paroisse de Saint-Eustache ; et le saint-sacrement y fut mis avec beaucoup de solennité. Bientôt après on y reçut des novices ; et ce fut l' archevêque de Paris qui leur donna le voile. La nouveauté de cet institut donna beaucoup occasion au monde de parler ; et, dans ces commencements, la mère Angélique eut à essuyer bien des peines et des contradictions. Son principal chagrin étoit de voir l' évêque de Langres presque toujours en différend avec l' archevêque de Sens, qui ne pouvoit compatir avec lui. Leur
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désunion éclata surtout à l' occasion du chapelet secret du saint-sacrement. Comme cette affaire fit alors un fort grand bruit, et que les ennemis de Port-Royal s' en sont voulu prévaloir dans la suite contre ce monastère, il est bon d' expliquer en peu de mots ce que c' étoit que cette querelle. Ce chapelet secret étoit un petit écrit de trois ou quatre pages, contenant des pensées affectueuses sur le mystère de l' eucharistie, ou, pour mieux dire, c' étoient comme des élans d' une âme toute pénétrée de l' amour de Dieu dans la contemplation de sa charité infinie pour les hommes dans ce mystère. La mère Agnès, de qui étoient ces pensées, n' avoit guère songé à les rendre publiques ; elle en avoit simplement rendu compte au P. De Condren, son confesseur, depuis général de l' oratoire, qui, pour sa propre édification, lui avoit ordonné de les mettre par écrit. Il en tomba une copie entre les mains d' une sainte carmélite, nommée la mère Marie De Jésus. Cette mère étant morte un mois après, on fit courir sous son nom cet écrit, qui avoit été trouvé sur elle ; mais on sut bientôt qu' il étoit de la mère Agnès. L' évêque de Langres le trouva merveilleux, et en parla avec de grands sentiments d' admiration. L' archevêque de Sens, qui en
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avoit été fort touché d' abord, commença tout à coup à s' en dégoûter ; il le donna même à examiner à M. Duval, supérieur des carmélites, et à quelques autres docteurs, à qui on ne dit point qui l' avoit composé. Ces docteurs, jugeant à la rigueur de certaines expressions abstraites et relevées, telles que sont à peu près celles des mystiques, le condamnèrent. D' autres docteurs, consultés par l' évêque de Langres, l' approuvèrent au contraire avec éloge : tellement que les esprits venant à s' échauffer, et chacun écrivant pour soutenir son avis, la chose fut portée à Rome. Le pape ne trouva dans l' écrit aucune proposition digne de censure ; mais, pour le bien de la paix, et parce que ces matières n' étoient pas de la portée de tout le monde, il jugea à propos de le supprimer ; et il le fut en effet. Entre les théologiens qui avoient écrit pour le soutenir, Jean Du Vergier De Hauranne, abbé de Saint-Cyran, avoit fait admirer la pénétration de son esprit et la profondeur de sa doctrine. Il ne connoissoit point alors la mère Agnès, et avoit même été préoccupé contre le chapelet secret , à cause des différends qu' il avoit causés ; mais l' ayant trouvé très-bon, il avoit pris lui-même la plume pour défendre la vérité, qui lui sembloit opprimée. Il n' avoit point mis son nom à son ouvrage, non
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plus qu' à ses autres livres ; mais l' évêque de Langres ayant su que c' étoit de lui, l' alla chercher pour le remercier. à mesure qu' il le connut plus particulièrement, il fut épris de sa rare piété et de ses grandes lumières ; et comme il n' avoit rien plus à coeur que de porter les filles du saint-sacrement à la plus haute perfection, il jugea que personne au monde ne pouvoit mieux l' aider dans ce dessein que ce grand serviteur de Dieu. Il le conjura donc de venir faire des exhortations à ces filles, et même de les vouloir confesser. L' abbé lui résista assez longtemps, fuyant naturellement ces sortes d' emplois, et se tenant le plus renfermé qu' il pouvoit dans son cabinet, où il passoit, pour ainsi dire, les jours et les nuits, partie dans la prière, et partie à composer des ouvrages qui pussent être utiles à l' église. Enfin néanmoins les instances réitérées de l' évêque lui paroissant comme un ordre de Dieu de servir ces filles, il s' y résolut. Dès que la mère Angélique l' eut entendu parler des choses de Dieu, et qu' elle eut connu par quel chemin sûr il conduisoit les âmes, elle crut retrouver en lui le saint évêque de Genève, par qui elle avoit été autrefois conduite ; et les autres religieuses prirent aussi en lui la même confiance. En effet, pour me servir ici du témoignage public que lui a rendu un prélat non moins considérable par sa piété que par sa naissance, " ce savant homme n' avoit point d' autres sentiments que ceux qu' il avoit puisés dans l' écriture sainte et dans la tradition de l' église. Sa science n' étoit que celle des saints pères. Il ne parloit point d' autre langage que celui de la parole de Dieu ; et bien loin de conduire les âmes par des voies
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particulières et écartées, il ne savoit point d' autre chemin pour les mener à Dieu que celui de la pénitence et de la charité. " toutes ces filles firent en peu de temps un tel progrès dans la perfection sous sa conduite, que l' évêque de Langres ne cessoit de remercier Dieu du confesseur qu' il lui avoit inspiré de leur donner. Dans le ravissement où étoit ce prélat, il proposa plusieurs fois à l' abbé de souffrir qu' il travaillât pour le faire nommer son coadjuteur à l' évêché de Langres ; et sur son refus, il le pressa au moins de vouloir être son directeur. Mais l' abbé le pria de l' en dispenser, lui faisant entendre qu' il y auroit peut-être plusieurs choses sur lesquelles ils ne seroient point d' accord ; et avec la sincérité qui lui étoit naturelle, il ne put s' empêcher de lui toucher quelque chose de la résidence et de l' obligation où il étoit de ne pas faire de si longs séjours hors de son diocèse. L' évêque étoit de ces gens qui, bien qu' au fond ils aient de la piété, n' entendent pas volontiers des vérités qu' ils ne se sentent pas disposés à pratiquer. Cela commença un peu à le refroidir pour l' abbé de Saint-Cyran. Bientôt après il crut s' apercevoir que les filles du saint-sacrement n' avoient point pour ses avis la même déférence qu' elles avoient pour cet abbé. Sa mauvaise humeur étoit encore fomentée par une certaine dame, sa pénitente, qu' il avoit fait entrer au saint-sacrement, et dont il faisoit lui seul un cas merveilleux. En un mot, ayant, comme j' ai dit, l' esprit fort foible, il entra contre
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l' abbé dans une si furieuse jalousie, qu' il ne le pouvoit plus souffrir. L' abbé de Saint-Cyran fit d' abord ce qu' il put pour le guérir de ses défiances ; et même, voyant qu' il s' aigrissoit de plus en plus, cessa d' aller au monastère du Saint-Sacrement. Mais cette discrétion ne servit qu' à irriter cet esprit malade, honteux qu' on se fût aperçu de sa foiblesse, tellement qu' il vint à se dégoûter même de son institut ; et non content de rompre avec ces filles, il se ligua avec les ennemis de cet abbé, et ce qu' on aura peine à comprendre, donna même au cardinal De Richelieu des mémoires contre lui. Ce ne fut pas là la seule querelle que lui attira la jalousie de la direction. Le fameux P. Joseph étoit, comme on sait, fondateur des religieuses du Calvaire. Quoique plongé fort avant dans les affaires du siècle, il se piquoit d' être un fort grand maître en la vie spirituelle, et ne vouloit point que ses religieuses eussent d' autre directeur que lui. Un jour néanmoins, se voyant sur le point d' entreprendre un long voyage pour les affaires du roi, il alla trouver l' abbé de Saint-Cyran, pour lui recommander ses chères filles du Calvaire, et obtint de lui qu' il les confesseroit en son absence. à son retour, il fut charmé du progrès qu' elles avoient fait dans la perfection ; mais il crut s' apercevoir bientôt qu' elles avoient senti l' extrême différence qu' il y a d' un directeur partagé entre Dieu et la cour, à un directeur uniquement occupé du salut des
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âmes. Il en conçut contre l' abbé un fort grand dépit, et ne lui pardonna, non plus que l' évêque de Langres, cette diminution de son crédit sur l' esprit de ses pénitentes, tellement qu' il ne fut pas des moins ardents depuis ce temps-là à lui rendre de mauvais offices auprès du premier ministre. Le cardinal De Richelieu, lorsqu' il n' étoit qu' évêque de Luçon, avoit connu à Poitiers l' abbé de Saint-Cyran ; et ayant conçu pour ses grands talents et pour sa vertu l' estime que tous ceux qui le connoissoient ne pouvoient lui refuser, il ne fut pas plus tôt en faveur, qu' il songea à l' élever aux premières dignités de l' église. Il le fit pressentir sur l' évêché de Bayonne, qu' il lui destinoit, et qui étoit le pays de sa naissance. Mais son extrême humilité, et cette espèce de sainte horreur qu' il eut toute sa vie pour les sublimes fonctions de l' épiscopat, l' empêchèrent d' accepter cette offre. Ce fut le premier sujet de mécontentement que ce ministre eut contre lui. Son second crime à son égard fut de passer pour n' approuver pas la doctrine que ce cardinal avoit enseignée dans son catéchisme de Luçon, touchant l' attrition, formée par la seule crainte des peines, qu' il prétendoit suffire pour la justification dans le sacrement. Ce n' est pas que l' abbé de Saint-Cyran fût jamais entré dans aucune discussion sur cette matière, mais il ne laissoit pas ignorer qu' il étoit persuadé que, sans aimer Dieu, le pécheur ne pouvoit être justifié. Outre que le cardinal se piquoit encore plus d' être grand théologien que grand politique, il étoit si dangereux de le contredire sur ce point particulier de l' attrition, que le P. Seguenot, de
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l' oratoire, fut mis à La Bastille, pour avoir soutenu la nécessité de l' amour de Dieu dans la pénitence ; et que ce fut aussi, à ce qu' on prétend, pour le même sujet que le P. Caussin, confesseur du roi, fut disgracié. Mais ce qui acheva de perdre l' abbé de Saint-Cyran dans l' esprit du cardinal, ce fut une offense d' une autre nature que les deux premières, mais qui le touchoit beaucoup plus au vif. On sait avec quelle chaleur ce premier ministre avoit entrepris de faire casser le mariage du duc d' Orléans avec la princesse de Lorraine, sa seconde femme. Pour s' autoriser dans ce dessein, et pour rassurer la conscience timorée de Louis Xiii, il fit consulter l' assemblée générale du clergé, et tout ce qu' il y avoit de plus célèbres théologiens, tant réguliers que séculiers. L' assemblée, et presque tous ces théologiens, jusqu' au P. Condren, général de l' oratoire, et jusqu' au P. Vincent, supérieur des missionnaires, furent d' avis de la nullité du mariage ; mais quand on vint à l' abbé de Saint-Cyran, il ne cacha point qu' il croyoit que le mariage ne pouvoit être cassé.
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Venons maintenant à la querelle qu' il eut avec les jésuites : elle prit naissance en Angleterre. Les jésuites de ce pays-là n' ayant pu se résoudre à reconnoître la jurisdiction de l' évêque que le pape y avoit envoyé, non-seulement obligèrent cet évêque à s' enfuir de ce royaume, mais écrivirent des livres fort injurieux contre l' autorité épiscopale, et contre la nécessité même du sacrement de la confirmation. Le clergé d' Angleterre envoya ces livres en France, et ils y furent aussitôt censurés par l' archevêque de Paris, puis par la Sorbonne, et enfin par une grande assemblée d' archevêques et d' évêques. Les jésuites de France n' abandonnèrent pas leurs confrères dans une cause que leur conduite dans tous les pays du monde fait bien voir qu' ils ont résolu de soutenir. Ils publièrent contre toutes ces censures des réponses, où ils croyoient avoir terrassé La Sorbonne et les évêques.
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Tous les gens de bien frémissoient de voir ainsi fouler aux pieds la hiérarchie que Dieu a établie dans son église, lorsqu' on vit paroître, sous le nom de Petrus Aurelius , un excellent livre qui mettoit en poudre toutes les réponses des jésuites. Ce livre fut reçu avec un applaudissement incroyable. Le clergé de France le fit imprimer plusieurs fois à ses dépens, s' efforça de découvrir qui étoit le défenseur de l' épiscopat ; et ne pouvant percer l' obscurité où sa modestie le tenoit caché, fit composer en l' honneur de son livre, par le célèbre M. Godeau, évêque de Grasse, un éloge magnifique, qui fut imprimé à la tête du livre même. Les jésuites n' étoient pas moins en peine que les évêques de savoir qui étoit cet inconnu ; et comme la vengeance a des yeux plus perçants que la reconnoissance, ils démêlèrent que si l' abbé de Saint-Cyran n' étoit l' auteur de cet ouvrage, il y avoit du moins la principale part. On jugera sans peine jusqu' où alla contre lui leur ressentiment, par la colère qu' ils témoignèrent contre M. Godeau, pour avoir fait l' éloge que je viens de dire.
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Ils publièrent contre ce prélat si illustre deux satires en latin, dont l' une avoit pour titre : Godellus An Poeta ? et c' étoit leur P. Vavasseur qui étoit auteur de ces satires. L' abbé devint à leur égard, non-seulement un hérétique, mais un hérésiarque abominable, qui vouloit faire une nouvelle église, et renverser la religion de Jésus-Christ. C' est l' idée qu' ils s' efforcèrent alors de donner de lui, et qu' ils en veulent donner encore dans tous leurs livres. Le cardinal De Richelieu, excité par leurs clameurs et par ses ressentiments particuliers, le fit arrêter et mettre au bois de Vincennes. Il fit aussi saisir tous ses papiers, dont il y avoit plusieurs coffres pleins. Mais comme on n' y trouva que des extraits des pères et des conciles, et des matériaux d' un grand ouvrage qu' il préparoit pour défendre l' eucharistie contre les ministres huguenots, tous ses papiers lui furent aussitôt renvoyés au bois de Vincennes. On abandonna aussi une procédure fort irrégulière que l' on avoit commencée contre lui ; mais la liberté ne lui fut rendue que cinq ans après, c' est-à-dire à la mort du cardinal De Richelieu, Dieu ayant permis
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cette longue prison pour faire mieux connoître la piété extraordinaire de cet abbé, à laquelle le fameux Jean De Verth, qui, avec d' autres officiers étrangers, étoit aussi alors prisonnier au bois de Vincennes, rendit un témoignage très-particulier ; car le cardinal De Richelieu ayant voulu qu' il fût spectateur d' un ballet fort magnifique qui étoit de sa composition, et ce général ayant vu à ce ballet un certain évêque qui s' empressoit pour en faire les honneurs, il dit publiquement que le spectacle qui l' avoit le plus surpris en France, c' étoit d' y voir les saints en prison, et les évêques à la comédie . Ce fut aussi dans cette prison que l' abbé de Saint-Cyran écrivit ces belles lettres chrétiennes et spirituelles dont il s' est fait tant d' éditions avec l' approbation d' un fort grand nombre de cardinaux, d' archevêques et d' évêques, qui les ont considérées comme l' ouvrage de nos jours qui donne la plus haute et la plus parfaite idée de la vie chrétienne. Il mourut le 11 octobre 1643, huit mois après qu' il fut sorti du bois de Vincennes ; et ses funérailles furent honorées de la présence de tout ce qu' il y avoit alors à Paris de prélats plus considérables. à peine il eut les yeux fermés, que les jésuites se débordèrent en une infinité de nouvelles invectives contre sa mémoire, faisant imprimer, entre autres, de prétendus interrogatoires qu' ils avoient tronqués et falsifiés. Et quoiqu' il eût reçu avec une extrême piété le viatique des mains du curé de Saint-Jacques Du Haut-Pas, et que la gazette même en
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eût informé tout le public, ils n' en furent pas moins hardis à publier qu' il étoit mort sans vouloir recevoir ses sacrements. J' ai cru devoir rapporter tout de suite ces événements, pour faire mieux connoître ce grand personnage, contre qui la calomnie s' est déchaînée avec tant de licence, et qui a tant contribué par ses instructions et par ses exemples à la sainteté du monastère de Port-Royal. La rupture de l' évêque de Langres avec les filles du Saint-Sacrement, et l' emprisonnement de l' abbé de Saint-Cyran, ne furent pas les seules disgrâces dont elles furent alors affligées : elles perdirent aussi la duchesse de Longueville, leur fondatrice, qui mourut avant que d' avoir pu laisser aucun fonds pour leur subsistance : tellement que se voyant dénuées de toute protection, et d' ailleurs étant fort incommodées dans la maison où elles étoient, sans aucune espérance de s' y pouvoir agrandir, elles se retirèrent en 1638 à Port-Royal, où il y avoit déjà quelques années que la mère Angélique étoit retournée.
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Ce fut alors que les religieuses de ce monastère renouvelèrent leurs instances, et demandèrent à relever un institut qui étoit abandonné, et qu' il sembloit que Dieu même eût voulu leur réserver. Henry Arnauld, abbé de Saint-Nicolas, depuis évêque d' Angers, étoit alors à Rome pour les affaires du roi : elles s' adressèrent à lui, et le prièrent de s' entremettre pour elles auprès du pape, qui leur accorda volontiers par un bref le changement qu' elles demandoient. Mais l' affaire souffrit à Paris de grandes difficultés, à cause de quelques intérêts temporels qu' il falloit accommoder. Enfin le parlement ayant terminé ces difficultés, le roi donna ses lettres, et l' archevêque de Paris son consentement. Elles se dévouèrent donc avec une joie incroyable à l' adoration perpétuelle du mystère auguste de l' eucharistie, et prirent le nom de filles du Saint-Sacrement ; mais elles ne quittèrent pas l' habit de Saint-Bernard : elles changèrent seulement leur scapulaire noir en un scapulaire blanc, où il y avoit une croix d' écarlate attachée par devant, pour
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désigner par ces deux couleurs le pain et le vin, qui sont les voiles sous lesquels Jésus-Christ est caché dans ce mystère. M. Du Saussay, leur supérieur, alors official de Paris, et depuis évêque de Toul, célébra cette cérémonie (en 1647) avec un grand concours de peuple. L' année suivante, M. De Gondy bénit leur église, dont le bâtiment ne faisoit que d' être achevé, et la dédia aussi sous le nom du saint-sacrement. Pendant cet état florissant de la maison de Paris, les religieuses n' avoient pas perdu le souvenir de leur monastère des champs. On n' y avoit laissé qu' un chapelain, pour y dire la messe et y administrer les sacrements aux domestiques. Bientôt après, M. Le Maître, neveu de la mère Angélique, ayant à l' âge de vingt-neuf ans renoncé au barreau et à tous les avantages que sa grande éloquence lui pouvoit procurer, s' étoit retiré dans ce désert pour y achever sa vie dans le silence et dans la retraite. Il y fut suivi par un de ses frères, qui avoit été jusqu' alors dans la profession des armes. Quelque temps après, M. De Sacy, son autre frère, si célèbre par les livres de
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piété dont il a enrichi l' église, s' y retira aussi avec eux pour se préparer dans la solitude à recevoir l' ordre de la prêtrise. Leur exemple y attira encore cinq ou six autres tant séculiers qu' ecclésiastiques, qui, étant comme eux dégoûtés du monde, se vinrent rendre les compagnons de leur pénitence. Mais ce n' étoit point une pénitence oisive : pendant que les uns prenoient connoissance du temporel de cette abbaye, et travailloient à en rétablir les affaires, les autres ne dédaignoient pas de cultiver la terre comme de simples gens de journée ; ils réparèrent même une partie des bâtiments qui y tomboient en ruine, et rehaussant ceux qui étoient trop bas et trop enfoncés, rendirent l' habitation de ce désert beaucoup plus saine et plus commode qu' elle n' étoit. M. D' Andilly, frère aîné de la mère Angélique, ne tarda guère à y suivre ses neveux, et s' y consacra, comme eux, à des exercices de piété qui ont duré autant que sa vie. Comme les religieuses se trouvoient alors au nombre de plus de cent, la même raison qui les avoit obligées vingt-cinq ans auparavant de partager leur communauté, les obligeant encore de se partager, elles obtinrent de M. De Gondy la permission de renvoyer une partie des soeurs dans leur premier monastère, en telle sorte que les deux maisons ne formassent qu' une même abbaye et une même communauté, sous les ordres d' une même abbesse. La mère Angélique, qui l' étoit alors par élection
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(en 1648), y alla en personne avec un certain nombre de religieuses, qu' elle y établit. M. Vialart, évêque de Châlons, en rebénit l' église, qui avoit été rehaussée de plus de six pieds, et y administra le sacrement de confirmation à quantité de gens des environs. Ce fut vers ce temps-là que la duchesse de Luynes, mère de M. Le duc de Chevreuse, persuada au duc son mari de quitter la cour, et de choisir à la campagne une retraite où ils pussent ne s' occuper tous deux que du soin de leur salut. Ils firent bâtir pour cela un petit château dans le voisinage et sur le fonds même de Port-Royal des champs ; ils firent aussi bâtir à leurs dépens un fort beau dortoir pour les religieuses. Mais la duchesse ne vit achever ni l' un ni l' autre de ces édifices, Dieu l' ayant appelée à lui dans une fort grande jeunesse. Les religieuses des champs étoient à peine établies, que la guerre civile s' étant allumée en France, et les soldats des deux partis courant et ravageant la campagne, elles furent obligées (en 1652) de chercher leur sûreté dans leur maison de Paris. Plusieurs religieuses de divers monastères de la campagne s' y venoient aussi réfugier tous les jours, et y étoient toutes traitées avec le même soin que celles de la maison. Mais la guerre finie (en 1653),
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on retourna dans le monastère des champs, qui n' a plus été abandonné depuis ce temps-là. Plusieurs personnes de qualité s' y venoient retirer de temps en temps pour y chercher Dieu dans le repos de la solitude, et pour participer aux prières de ces saintes filles. De ce nombre étoient le duc et la duchesse de Liancourt, si célèbres par leur vertu et par leur grande charité envers les pauvres : ils contribuèrent même à faire bâtir dans la cour du dehors un corps de logis, qui est celui qu' on voit encore vis-à-vis de la porte de l' église. La princesse de Guimené, la marquise de Sablé, et d' autres dames considérables par leur naissance et par leur mérite, firent aussi bâtir dans
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les dehors de la maison de Paris, résolues d' y passer leur vie dans la retraite, et attirées par la piété solide qu' elles voyoient pratiquer dans ce monastère. En effet, il n' y avoit point de maison religieuse qui fût en meilleure odeur que Port-Royal. Tout ce qu' on en voyoit au dehors inspiroit de la piété. On admiroit la manière grave et touchante dont les louanges de Dieu y étoient chantées, la simplicité et en même temps la propreté de leur église, la modestie des domestiques, la solitude des parloirs, le peu d' empressement des religieuses à y soutenir la conversation, leur peu de curiosité pour savoir les choses du monde, et même les affaires de leurs proches ; en un mot, une entière indifférence pour tout ce qui ne regardoit point Dieu. Mais combien les personnes qui connoissoient l' intérieur de ce monastère y trouvoient-elles de nouveaux sujets d' édification ! Quelle paix ! Quel silence ! Quelle charité ! Quel amour pour la pauvreté et pour la mortification ! Un travail sans relâche, une prière continuelle, point d' ambition que pour les emplois les plus vils et les plus humiliants, aucune impatience dans les soeurs, nulle bizarrerie dans les mères, l' obéissance toujours prompte, et le commandement toujours raisonnable. Mais rien n' approchoit du parfait désintéressement qui régnoit dans cette maison. Pendant plus de soixante ans qu' on y a reçu des religieuses, on n' y a jamais entendu parler ni de contrat ni de convention tacite pour la dot de celle qu' on recevoit. On y éprouvoit les novices pendant deux ans. Si on leur trouvoit une vocation véritable, les parents étoient avertis que leur fille étoit admise à la profession, et l' on convenoit avec eux du jour de la cérémonie. La profession faite, s' ils étoient riches, on recevoit comme une aumône ce qu' ils donnoient, et on mettoit toujours à part une portion de cette aumône pour en assister de pauvres familles, et surtout de pauvres
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communautés religieuses. Il y a eu telle de ces communautés à qui on transporta tout à coup une somme de vingt mille francs, qui avoit été léguée à la maison ; et ce qu' il y a de particulier, c' est que dans le même temps qu' on dressoit chez un notaire l' acte de cette donation, le pourvoyeur de Port-Royal, qui ne savoit rien de la chose, vint demander à ce même notaire de l' argent à emprunter pour les nécessités pressantes du monastère. Jamais les grands biens ni l' extrême pauvreté d' une fille n' ont entré dans les motifs qui la faisoient ou admettre ou refuser. Une dame de grande qualité avoit donné à Port-Royal, comme bienfaitrice, une somme de quatre-vingt mille francs. Cette somme fut aussitôt employée, partie en charités, partie à acquitter des dettes, et le reste à faire des bâtiments que cette dame elle-même avoit jugés nécessaires. Elle n' avoit eu d' abord d' autre dessein que de vivre le reste de ses jours dans la maison, sans faire de voeux ; ensuite elle souhaita d' y être religieuse. On la mit donc au noviciat ; et on l' éprouva pendant deux ans avec la même exactitude que les autres novices. Ce temps expiré, elle pressa pour être reçue professe. On prévit tous les inconvénients où l' on s' exposeroit en la refusant ; mais comme on ne lui trouvoit point assez de vocation, elle fut refusée tout d' une voix. Elle sortit du couvent, outrée de dépit, et songea aussitôt à revenir contre la donation qu' elle avoit faite. Les religieuses avoient plus d' un moyen pour s' empêcher en justice de lui rien rendre ; mais elles ne voulurent point de procès. On vendit des rentes, on s' endetta ; en un mot, on trouva moyen de ramasser cette grosse somme, qui fut rendue à cette dame par un notaire en présence de M. Le Nain, maître des requêtes, et de M. Palluau,
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conseiller au parlement, aussi charmés tous deux du courage et du désintéressement de ces filles, que peu édifiés du procédé vindicatif et intéressé de la fausse bienfaitrice. Un des plus grands soins de la mère Angélique, dans les urgentes nécessités où la maison se trouvoit quelquefois, c' étoit de dérober la connoissance de ces nécessités à certaines personnes qui n' auroient pas mieux demandé que de l' assister. " mes filles, disoit-elle souvent à ses religieuses, nous avons fait voeu de pauvreté : est-ce être pauvres que d' avoir des amis toujours prêts à vous faire part de leurs richesses ? " il n' est pas croyable combien de pauvres familles, et à Paris et à la campagne, subsistoient des charités que l' une et l' autre maison leur faisoient. Celle des champs a eu longtemps un médecin et un chirurgien, qui n' avoient presque d' autre occupation que de traiter les pauvres malades des environs, et d' aller dans tous les villages leur porter les remèdes et les autres soulagements nécessaires. Et depuis que ce monastère s' est vu hors d' état d' entretenir ni médecin ni chirurgien, les religieuses ne laissent pas de fournir les mêmes remèdes. Il y a au dedans du couvent une espèce d' infirmerie où les pauvres femmes du voisinage sont saignées et traitées par des soeurs dressées à cet emploi, et qui s' en acquittent avec une adresse et une charité incroyables. Au lieu de tous ces ouvrages frivoles, où l' industrie de la plupart des autres religieuses s' occupe pour amuser la curiosité des personnes du siècle, on seroit surpris de voir avec quelle industrie les religieuses de Port-Royal savent rassembler jusqu' aux plus petites rognures d' étoffes pour en revêtir des enfants et des femmes qui n' ont pas de quoi se couvrir, et en combien de manières leur charité les rend ingénieuses pour assister les
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pauvres, toutes pauvres qu' elles sont elles-mêmes. Dieu, qui les voit agir dans le secret, sait combien de fois elles ont donné, pour ainsi dire, de leur propre substance, et se sont ôté le pain des mains pour en fournir à ceux qui en manquoient ; et il sait aussi les ressources inespérées qu' elles ont plus d' une fois trouvées dans sa miséricorde, et qu' elles ont eu grand soin de tenir secrètes. Une des choses qui rendoit cette maison plus recommandable, et qui peut-être aussi lui a attiré plus de jalousie, c' est l' excellente éducation qu' on y donnoit à la jeunesse. Il n' y eut jamais d' asile où l' innocence et la pureté fussent plus à couvert de l' air contagieux du siècle, ni d' école où les vérités du christianisme fussent plus solidement enseignées. Les leçons de piété qu' on y donnoit aux jeunes filles faisoient d' autant plus d' impression sur leur esprit, qu' elles les voyoient appuyées, non-seulement de l' exemple de leurs maîtresses, mais encore de l' exemple de toute une grande communauté, uniquement occupée à louer et à servir Dieu. Mais on ne se contentoit pas de les élever à la piété, on prenoit aussi un très-grand soin de leur former l' esprit et la raison ; et on travailloit à les rendre également capables d' être un jour ou de parfaites religieuses, ou d' excellentes mères de familles. On pourroit citer un grand nombre de filles élevées dans ce monastère, qui ont depuis édifié le monde par leur sagesse et par leur vertu. On sait avec quels sentiments d' admiration et de reconnoissance elles ont toujours parlé de l' éducation qu' elles
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y avoient reçue ; et il y en a encore qui conservent, au milieu du monde et de la cour, pour les restes de cette maison affligée, le même amour que les anciens juifs conservoient, dans leur captivité, pour les ruines de Jérusalem. Cependant, quelque sainte que fût cette maison, une prospérité plus longue y auroit peut-être à la fin introduit le relâchement ; et Dieu, qui vouloit non-seulement l' affermir dans le bien, mais la porter encore à un plus haut degré de sainteté, a permis qu' elle fût exercée par les plus grandes tribulations qui aient jamais exercé aucune maison religieuse. En voici l' origine. Tout le monde sait cette espèce de guerre qu' il y a toujours eu entre l' université de Paris et les jésuites. Dès la naissance de leur compagnie, la Sorbonne condamna leur institut par une censure, où elle déclaroit, entre autres choses, que cette société étoit bien plus née pour la destruction |